Dialogue avec le bois

Le bol était éclaté. Fracassé, émietté, pulvérisé.

Il n’était plus ni rond, ni lisse, ni contenant, ni beau.

Il n’était plus.

Tout à donc démarré avec cet éclat de faience, un parmi l’amas de morceaux. Il n’était pas plus grand que les autres, pas plus riche, pas vraiment plus beau. Mais il portait sur son flanc une arabesque, une ligne d’or, trace de lumière typique de ces bols ouzbeks. Une ligne un peu atténuée qui se laisse deviner, qui se laisse désirer. Ce tracé est devenu le fil conducteur de mon processus créatif.

Pour redonner de l’ampleur, de la vie, du volume à ce morceau brisé il m‘a semblé évident de le prolonger à travers le bois flotté, mon médium récurrent. Pourquoi le bois ? Pourquoi ce bois? Parce qu’il est aussi un morceau d’un plus grand tout, une miette qui a transité par le mer, qui a flotté jusqu’au rivage pour se prêter, peut-être, à un niveau jeu, à une nouvelle étape de vie.

– Je ne suis pas mort ! Je suis sec, oui, je suis petit, certes, mais je ne suis pas inutile, incapable, stérile. Je suis un morceau de bois flotté et je suis prêt pour de nouvelles aventures !

– Même si tu sors de l’eau, que tu quittes le rivage ?

– Oui !

– Même si je t’entaille, que je te découpe, te façonne à mon gré ?

– Pourquoi pas ?!?

– Même si je t’encadre pour te mettre sur un mur ? Comme un reliquat de la Nature, un messager égaré ?

– Soit ! Allons-y !

Je me suis donc mis à l’ouvrage. J’ai cherché une combinaison, une approche, un point de contact entre ces deux matériaux. Un assemblage qui leur serait mutuellement bénéfique et leur procurerait un supplément d’éclat, de rareté, de vie. C’était une nouveauté principalement pour le morceau de bois, qui avait voyagé longtemps sous sa forme brute. Mas il n’a pas rechigné.

– Un coup de scalpel en plus ?

– C’est parti !

– Un peu de couleur aussi ?

– C’est entendu. Ca me changera, et le changement enrichit l’esprit et les nouvelles expériences apportent un supplément d’âme. Enfin je crois. J’ai entendu ça quelque part… sur une plage peut-être ? Un surfeur qui s’était pris un coup de planche…?

Je poursuis mon travail. Je sculpte la matière, je retire des copeaux, redessine des lignes et crée un réceptacle pour l’éclat de faience, en même temps que j’aménage un relief élégant dans la pièce de bois.

– Je peux ajouter quelques morceaux d’or ?

– De quoi ?

– De feuille d’or.

– Je ne sais ce que c’est. Est-ce une matière ? Une couleur ? Que sais-je, une parure ?

– Eh bien… c’est un peu tout ça à la fois.

– Ah-ah ! Cela m’a l’air d’être un produit parfaitement miraculeux dites-moi ! Soit, que l’or soit avec moi, ou sur moi plutôt ? Qu’il me dore, qu’il me pare, qu’il me sublime et me procure un éclat inégalé !

Le bois était tout excité, il se trémoussait dans mes mains, oui, clairement, il était prêt pour de nouvelles aventures.

– Mais d’ailleurs, ça se présente comment ?

– Il s’agit de feuilles, de feuilles carrées, on pourrait même dire des lamelles si elles n’étaient pas si fines. Plus que fines : impalpables. Entre deux doigts on ne les sent pas, et pourtant on peut les froisser si facilement. Un faux mouvement et elles deviennent une pauvre boulette inutilisable. Cette matière est exceptionnelle ! Tant de lumière, de richesse, de vibrations colorées dans si peu de matériau. Je vais donc n’utiliser que des pinceaux pour l’appliquer.

Le bois en est resté muet d’étonnement. Je me gardai bien de rentrer davantage dans les détails, quant à la quantité d’or, ou plutôt de la surface d’or que j’allais utiliser. Il faut laisser le processus de création mûrir et l’oeuvre venir à soi, sans chercher à trop y voir clair à l’avance.

C’est ainsi que j’ai déposé quelques morceaux de feuille d’or. Les arabesques de lumière se sont déployées peu à peu, révélant au passage les fibres du bois sur lesquelles elles s’appliquaient, prolongeant ainsi les pétales dessinés sur le fragment de bol.

Et ces deux fragments de matière, abîmés par la vie, peu attractifs à première vue, sont devenus une création qui combine leur caractères et les fusionne pour les renforcer.

Le bois en a été tout émoustillé.

– C’est vraiment audacieux ces couleurs… c’est tellement intense, ce bleu chaleureux, cet or hypnotique… quel changement ! Ca vibre, ça m’émoustille, ça me transporte ! Je ne me reconnais plus ! Et pourtant, en-dessous, je suis toujours le même. Je me demande juste…

– Oui ?

– Il y a vraiment besoin de cette pauvre brisure de bol ? Je m’en sors pas mal tout seul, vous ne trouvez pas ?

– …

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